SEXE ET SENSUALITÉ : La culture érotique des Anciens                 

                                                                         INTRODUCTION

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Le sexe nous intéresse toujours. Cela a commencé sur les parois des caves historiées par Homo sapiens. Sexe, nourriture et territoire : voilà nos premières représentations visuelles -. Et cela n’arrête jamais. Du bavardage sur les people aux questions de société, de la mode à la loi, d’Internet au cinéma et, plus que jamais, dans notre vie, nous en sommes inlassablement curieux. Quoi de plus naturel et physique, quand tout va bien ; quoi de plus troublant, lorsqu’au plaisir se mélange la souffrance, et si le désir se fait angoisse. Quoi de plus évident ou de plus dépaysant, lorsque les choix d’objets ou les identités de genre se mettent à vaciller.

 

L’amour nous intéresse toujours. L’amour pour nos proches et nos amis, mais aussi et surtout l’amour érotique. Le plaisir que nous fait une présence, la présence de cette personne-ci, dont l’enchantement n’est pas remplaçable ; la déréliction que son absence, ou son abandon, nous cause - une douleur qui passera avec le temps, sans doute, mais une douleur qui nous empêche de manger, dormir ou travailler. L’amour qui réunit sensualité et tendresse devance toujours nos prédictions sur nous-mêmes.

Pour comprendre, nous avons sous la main une panoplie de savoirs. Sexologie et médecine, bien sûr ; mais aussi la théorie darwinienne de l’évolution qui parvient à tout expliquer, jusqu’aux nuances des penchants, par la survie de l’espèce ; les neurosciences, de plus en plus raffinées dans la mise à point des love maps cérébrales ou dans la recherche sur la chimie de l’excitation et de l’attachement. Les arts d’aimer pullulent dans les magazines, en papier ou sur le net. La technique triomphe aussi bien dans les espaces-temps qui nous font nous accoupler et fantasmer entre écrans, clubs, blogs et réseaux que dans la promesse de réaliser, enfin, le grand rêve aphrodisiaque. Viagra, Cialis et Le vitra se vendent très bien ; la pilule pour femmes est pour demain. À chaque philtre d’amour son mode d’emploi, qui dessine, à son tour, de nouveaux rythmes pour le corps, de nouveaux espaces-temps pour éros. « Quand c’est le bon moment, êtes-vous prêt ? », chuchote une publicité.

Bien des maîtres à aimer dispensent des certitudes sur les causes et les effets de l’amour. En contrepoint à la pharmacie d’Aphrodite, les philosophes viennent nous rappeler ce qui échappera toujours aux dosages et aux ordonnances : le hasard des rencontres qui se muent, parfois, en longues fidélités - ou le mouvement premier de l’amour « qui vient ». Le désir est désir de l’autre, dans sa différence et dans l’intersubjectivité. Que les femmes se gardent d’occuper la place de l’objet ! Regardons en face la sexualité contemporaine, afin d’en comprendre les aspects contradictoires : maîtrise et démocratisation, d’une part ; inquiétude et désarroi, d’autre part. En 2005, Benoît XVI émettait son encyclique sur l’amour catholique, Deus caritas est, synthèse supérieure d’éros et d’agapè -. Ne séparons surtout pas ses différentes expériences, éros, philia et agapè, recommande, depuis longtemps, André Compte-Sponville. Il faut se placer dans une perspective résolument antichrétienne, crie à tue-tête Michel Onffay -, pour retrouver les plaisirs sans ombre des païens. Attention, nous avertit Jean-Paul Kaufman, le sexe n’est pas un loisir comme les autres ; si vous, ô demoiselles, cherchez toujours le prince charmant, vos chasses en ligne vont rendre les hommes encore plus fuyants, encore moins scrupuleux. Indifférente, hélas, à ce qui la fonda jadis, la philosophie ignore l’ironie.

La psychanalyse se contente de chuchoter l’impossible et l’indispensable du rapport sexuel, dans ses ambivalences extrêmes : ce qui donne le bonheur le plus intense, mais nous jette dans le désespoir absolu ; ce qui exalte notre pouvoir de séduction, mais nous livre à la merci d’autrui ; ce qui nous rapproche dans l’illusion de faire un, mais nous fait haïr, abandonner et tromper celle ou celui qui, hier, était tout pour nous. La vie est désir. Le plaisir est une petite mort. Le langage fait l’amour. Ce sont des détails qui nous font chavirer - nous voilà transis à cause de la courbe d’une épaule, d’une façon de marcher ou d’un tout petit accent. Ce sont des riens qui font tout et pourtant, si le porteur d’un de ces riens répond, c’est l’amour ! On peut mépriser le divan comme un appareil à normaliser le désir — ; on peut se réjouir qu’il y ait un radeau matelassé, quelque part dans le monde, où venir s’échouer quand tout va mal.

En Europe et aux États-Unis, nous vivons dans une culture érotique à plusieurs voix. Cette polyphonie s’accompagne d’une liberté vertigineuse de choisir comment parler, penser et vivre. Nos vies sexuelles sont désormais à la carte. Je ne le déplore pas. Je ne regrette pas le bon vieux temps d’avant la technique, quand un homme bien constitué, la cinquantaine épanouie, se découvrant de moins en moins à l’aise avec son pénis, n’avait aucun recours - sauf la soupe du promis ou le sabayon dans le tiramisu. Les remèdes disponibles aujourd’hui agissent à la fois sur le corps (en favorisant la dilatation des artères), sur l’expérience érotique (en rétablissant la confiance en soi) et, ajouterai-je, sur ce que nous pouvons penser, finalement, du sexe au masculin. Le phallus n’est que la prothèse du pénis. C’est une construction imaginaire, d’autant plus monumentale dans la culture, que la réalité anatomique déçoit. Toute femme sait cela, mais le succès moléculaire le confirme. La virilité, fantasme de maîtrise et de puissance, s’appuie sur un organe des plus fragiles : vulnérable au passage du temps et aux états d’âme et, surtout, immensément capricieux.

Je ne regrette pas le paradis perdu d’avant le féminisme, quand les hommes pouvaient se permettre de séduire au pluriel, aller discrètement au bordel, entretenir une maîtresse avec la complicité de tous, y compris leurs épouses résignées. Les hommes séduisent toujours, et encore plus, sans doute, mais le désir des femmes change la donne. Dans des stratégies moins escomptées, dans des formes de réciprocité plus mobiles, le jeu de rôles n’est plus le même. La liberté sexuelle au féminin doit beaucoup au contrôle technologique de la fécondité, à la possibilité de maîtriser le temps biologique. Cela s’accompagne, bien évidemment, de la conscience, politique, transgressive, laïque et très récente, d’un droit à prendre, qu’on veut voir reconnu, pour sa vie et pour son corps. Là aussi, il serait absurde, surtout pour une femme, de céder à la doléance antimodeme.

De même, il ne faudrait pas aller trop vite dans la consternation sur les effets moraux de cette liberté, ainsi que nous le serine la tradition catholique, reconvertie, pour l’occasion, en une phénoménologie charitable ou, plus étrangement, une réflexion fascinée par le constat d’échec -. Les mises en garde abondent : la chair serait devenue une viande performante ; un hédonisme égoïste ruine désormais l’intersubjectivité oblative. Une habitude de pensée parcourt une critique féministe, aux résonances pieuses : si on nous traite en objet de désir, on nous réduit à un objet sexuel, par conséquent à une chose, voire une marchandise. Quel malentendu, quand même, sur le sens du mot « objet » ! Un objet sexuel est, en fait, la cause d’un désir, un désir qui s’y accroche. Cela n’a rien à voir avec le ravalement d’une personne à une chose. Cela permet, en revanche, de mieux baliser les voies d’éros : ce qui nous attire n’est pas la biographie intégrale ou les oeuvres complètes ou le portrait en 3D d’une personne, mais une partie qui, montée en épingle, fait que le tout nous paraît unique. C’est l’amour qui, ensuite, transforme le désir en amitié ou en une vie commune, avec ses engagements éthiques et ses accommodements esthétiques. La matérialité éclatée du corps reste la condition d’un désir qui bouge, dans l’espace et dans le temps.

Je ne regrette pas une sexualité banalisée par des lignes de partage entre le naturel et le pervers. L’amour qui, au temps d’Oscar Wilde, « n’osait pas dire son nom » est devenu un paradigme de style de vie et en son nom. Davantage : les femmes ont tout à apprendre des hommes qui savent plaire ; elles ont quelques leçons à donner, sur les manières de faire plaisir aux autres. Chacune à sa manière, en leur faisant voir comment elles aimeraient être prises, ces femmes téméraires montrent, précisément, comment s’y prendre, dans le mélange de différence et d’affinité qui, entre individus humains, compose la séduction.                                                                                                                                                                                                                                  DÉSIR                                                                                                                                         

Ce livre va tout droit à la rationalité paradoxale du sexuel, ce champ d'activités auxquelles les humains ne penseraient même pas, sans un appétit aussi puissant qu'intelligent. Comme l'écrit Galien, le grand médecin qui fait revivre la tradition d'Aristote et d'Hippocrate à Rome, au IIe siècle de notre ère, la nature a équipé tous les animaux d'organes pour la conception. À l'âme, la nature donne une merveilleuse et indicible envie de s'en servir : excités et taraudés par le désir de jouissance, les animaux, même les plus sots, jeunes et irrationnels, accomplissent la reproduction de l'espèce comme s'ils étaient parfaitement intelligents. Il faut ce désir, il faut qu'il soit tyrannique, quel que soit le prix, moral ou social, de sa tyrannie.                                                                                                                          Point de départ, donc : la différence des sexes. Point d'ancrage : leur jeu réciproque, prédateur et complice, cette gamme de gestes et de manières, de pensées et de sensations, de stratégies et d'élans qui font ce que nous appelons sensualité. Plaisir des sens, plus précisément recherche de plaisirs multipliés et différés, la sensualité est une manière d'être, une disposition, une disponibilité intentionnelle à la jouissance. Davantage : la sensualité est un désir de susciter, prolonger et partager les plaisirs d'autrui ; de plaire, de faire jouir et de se faire désirer. Sensualité signifie séduction. Sensuel est l'enfant aux membres de femme, qui décoche ses flèches et vous fait tomber amoureux ; sensuelle est la femme même, qui jette amour de tout son corps. Sensuelle est la jeune fille qui, savamment habillée, maquillée, coiffée et dans tous ses gestes - chanter, marcher, sourire -, se rend désirable et se montre désirante. Et sensuel à l'extrême est le fameux, où l'infâme, cinède, le mâle effeminé au corps glabre, lisse, languide et ondoyant, qui a toujours l'air de danser. Sensuelle par excellence est en somme la féminité décomplexée, faite d'une libido d'autant plus puissante qu'elle reste cachée, pur désir d'être désirée, tantum cupit illa rogari. Par le biais de la sensualité, nous retrouvons le coeur féminin du désir à l'antique, ce " oui " de la femme au plaisir de son corps. Nous retrouvons également la vocation du désir sensuel à la réciprocité, car ce désir demande le désir d'autrui.                                                                                                                                                                      Une histoire de la sensualité sera donc, avant tout, une histoire de désir. Ce sera une histoire culturelle, une anthropologie sur une très longue durée, qui embrasse des habitudes - et les idées qui les animent – , des corps – et les théories qui les expliquent –; des droits – et leur effet sur la vie des femmes et des hommes. Dans ces habitudes, ces corps et ces droits, le désir se trouve pensé, dit et vécu.                      Au commencement était Éros. Lorsque le chaos primordial commence à se différencier et faire exister le monde, c'est éros qui, surgissant de nulle part, vient mettre en contact – un contact sexuel et fécond – ces nouvelles puissances à peine définies : la Terre et le Ciel, et ensuite leurs enfants. Éros fait le monde, met en branle la génération et le devenir, et n'arrête pas de réunir les contraires et de les faire procréer. De la copulation du Ciel et de la Terre, plus précisément du sperme d'Ouranos et de l'eau mousseuse de la Mer, prend naissance Aphrodite, la déesse qui enchante et subjugue tous les vivants, mortels et immortels. C'est Aphrodite qui provoque la guerre de Troie. Ainsi, tandis que le premier mot du premier texte occidental, l'Iliade, est " colère " (ménis), c'est une autre passion, l'amour, qui se trouve à l'origine du carnage et du poème : Aphrodite a promis la plus belle au plus vaniteux des hommes ; cette femme était mariée. L'adultère d'Hélène et de Pâris est le moteur du conflit le plus ancien, nous dit Hérodote, entre le monde grec et le monde asiatique. Entre mythologie et enquête, le désir fait l'histoire.                                                                                                                             Naturellemement limité dans le monde homérique, le désir se fait ensuite insatiable dans la culture des cités à l'époque classique. La pensée politique explore les dangers des aspirations démesurées, du pouvoir absolu, de la richesse qui dilate le sens du possible, jusqu'à l'illusion de la toute-puissance. Une voracité de carnassier caractérise le tyran, un monarque exécrable, qui viole les jeunes femmes et déshonore les hommes. Chez Hérodote et Solon, le désir commence à faire peur.                                     Au beau milieu de la cité, dans la culture urbaine du théâtre, pendant le V e siècle, la tragédie exhibe et amplifie l'excès de ce désir, en mettant en scène des personnages dominés par Eros - qui sont toujours des femmes. Tandis qu'Agamemmon, Ajax ou Oedipe se passionnent pour la souveraineté, l'honneur, la vengeance ou la connaissance, les femmes entre dans le décor tragique comme celles pour qui, ainsi que l'affirme Jason, chez Euripide, " le lit, c'est tout ce qui compte ". Depuis Médée, la femme qui va tuer ses enfants, parce qu'ils sont les fils d'un mari qui méprise son amour, jusqu'à Jocaste, la femme qui serait prête à éviter la révélation de l'inceste avec Œdipe, donc à protéger le mariage avec son propre fils, les héroïnes tragiques luttent, souffrent et vivent pour éros – et pour ses conséquences, la famille. L'amour reste le centre de leur existence, le moteur de leurs actions et la passion dominante de leur âme.                                                                                                                                                                       La scène tragique est le seul espace-temps dans lequel s'élabore une véritable pensée de la sensualité des femmes. C'est le lieu où la culture de la cité tire les conséquences d'une idée très ancienne et largement partagée, y compris dans le savoir médical, ainsi que le montre le Corpus hippocratique : la femme a besoin de faire l'amour, pour sa santé, physique et mentale. Privée de l'acte sexuel régulier, elle tombe malade. En présence d'un beau jeune homme, elle tombe raide amoureuse.                             À la même époque et dans le même espace-temps, celui du théâtre, la comédie d'Aristophane explore les ressources du corps épais et exhilarant : corps qui s'expose, se remplit et se vide, dans toute la gamme des gestes, des matières et des bruits. Le sexe s'affiche dans une jouissance violente, aussi brutale qu'obscène. Les femmes sont toujours fixées non pas sur la kliné, le " lit ", mais, carrément, sur le péos, la " bite " (Lysistrata). Les hommes sont ou bien des machos, toujours prêts à entrer en action ; ou bien des homosexuels efféminés et affamés, toujours prompts à se faire pénétrer (Les Thermosphories). Alors que la pensée tragique met en lumière les conflits du désir qui vous saisit et vous entraîne, que vous repoussez, mais qui continue à faire des ravages, l'action comique fait voir des gratifications corporelles directes, immédiates – et parfaitement impossibles. C'est cela sa jubilation : du sexe, tout de suite, sans la moindre sensualité. Et les hommes s'en donnent à cœur joie.                C'est Platon qui s'y colle, théorise de manière systématique et menaçante notre appétit bestial, sans limites, pour les choses que l'on peut acquérir ou posséder – nourriture, boisson, corps érotiques et argent. Dans son langage, si puissamment visuel, le désir insatiable, aplestos, devient quelque chose de féminin : l'avidité vorace d'un récipient sans fond, la jarre des Danaïdes. C'est le cinède, le jouisseur aux membres languides et au prurit érotique jamais satisfait, qui exemplifie le mouvement désirant. Le Socrate de La République et du Gorgias dessine un idéal austère, de renoncement et de mépris pour les dérives du désir. Le théâtre nous révèle la jouissance exponentielle des femmes, le dialogue platonicien nous introduit chez les hommes, dans d'autres intérieurs citadins : le gymnase et la salle de banquet. Les femmes s'exposent sur la scène de Dionysos ; les hommes dînent en ville. Mais le paysage de la cité est complexe. Dans les lieux du politique, dans l'assemblée des citoyens et dans les tribunaux populaires, s'étalent au grand jour les valeurs courantes, chez les gens ordinaires qui délibèrent, votent et jugent. Auprès des orateurs comme Démosthène, Eschine ou Lysias, nous apprenons ce que les braves citoyens d'Athènes, au IV e siècle, pensent de la différence des sexes et du mariage ; de l'adultère, féminin et masculin ; de la prostitution, masculine et féminine ; de l'amour en général. C'est une parole active, qui justifie les opinions et les renforce. C'est une parole qui tue. Ainsi un orateur hargneux, Eschine, peut échafauder une stratégie d'agression politique, en prenant appui sur le fantasme d'une sensualité efféminée : un homme qui se prostitue à d'autres hommes, jouit " contre nature ", comme s'il avait un corps de femme, justement et, pour cela, doit disparaître de la scène publique. Qu'il cultive ses plaisirs dans l'ombre ! La communauté des citoyens se referme sur une division des sexes, qui est naturelle et que la rhétorique réaffirme, au nom de la loi.                        Aristote relativise et dédramatise. Ses oeuvres biologiques magistrales reprennent la tradition du savoir médical hippocratique, se rapportent à la pensée des philosophes comme Empédocle ou Anaxagore, et en transforment bien des principes et des arguments. Sa théorie de la génération reconfigure de manière élégante la différence des sexes et des psychismes, sa nécessité naturelle, ses différentes versions chez les animaux qui ne se reproduisent pas spontanément et, enfin, chez l'homme : « Ce qui est commun à tous les animaux, c'est l'exaltation (eptoesthai) du désir et du plaisir, en particulier du plaisir qui résulte de l'accouplement. » L'acte sexuel est tout ce qu'il y a de plus naturel. Son plaisir le rend désirable. Son attrait est précieux, est le tout premier début de la vie en société. L'animal politique est un animal sexuel. Seulement, il faut que le travail de la raison pratique, comme pour le reste, nous aide à trouver la manière, les circonstances et la durée qui sont dignes d'un vivant vertueux.                                                                                                                                                             Héritier de cette tradition, Galien nous a introduits à la pensée du sexe ludique : il y a un plaisir intense et naturel, dont la naturelle intensité obéit à une forme paradoxale de raison, la raison du désir. Pour que l'œuvre de la génération s'accomplisse, il faut que l'acte soit agréable. Parce que cet agrément est voluptueux, nous en avons souvent envie. Cette envie rappelle les animaux, même les plus distraits, à l'ordre du sexe. Lorsque déjà la philosophie, surtout platonicienne et stoïcienne, vient nous mettre en garde contre la folie de la passion, lorsque sévit l'ascétisme chrétien, le médecin philosophe nous rappelle la sagesse profonde d'Éros. L'amour existe afin d'offrir une sorte d'immortalité à des animaux éphémères et étourdis. La raison du sexe met du sel à la vie routinière, rend attrayante la survie de l'espèce, et donne un sens à la distinction, autrement absurde, entre les femmes et les hommes.

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Pour comprendre le sexe et l’amour, il faut oublier la sexualité, c’est-à-dire les règlements du corps, la nosographie des pulsions et le devoir-faire de la nature. Il faut repenser la sensualité. La sensualité est ce qui nous conduit vers le sexe. C’est la quête des plaisirs des sens, dans leurs variations multiples, qui, toutes, culminent dans l’érotisme. Sensations, émotions, intentions : la sensualité est une expérience esthétique. C’est une expérience paradoxale, qui fait jouir du désir et désirer le plaisir. Parfaitement égoïste, mais délicieusement altruiste, je ne peux jouir que de ce que je ressens, et pourtant je ne saurais être sensuelle qu’en faisant plaisir à un(e) autre. Parfaitement narcissique, car, pour faire plaisir, je dois plaire, je me flatte de flatter les sens de cet(te) autre, dont les goûts peuvent varier à chaque instant. La sensualité est une expérience de civilité, d’amour courtois, d’amour urbain. Je ne rêve pas de fusion, mais je savoure mon plaisir propre, dans le souci, toujours éveillé, du plaisir d’autrui. Assez sceptique pour admettre que je ne peux pas éprouver les sentiments des autres en direct, je sais pourtant que je peux m’en inquiéter. La sensualité est la forme extrême de la sensibilité, d’une intelligence de mon objet de désir, dans ses qualités - et sa sensualité - particulières. Dans les mots de Milan Kundera, « la sensualité, c’est la mobilisation maximale des sens : on observe l’autre intensément et on écoute ses moindres bruits ». Dans la langue prodigieuse de Marcel Proust, l’intimité sensuelle nous rend si attentifs que la beauté même se dissout. L’esthétique sensuelle est une esthétique qui va bien au-delà de la vision d’une figure, qui serait conventionnellement et complètement belle, c’est- à-dire toute jeune, harmonieuse, en pleine forme. Les contours éclatent dans des petits bouts qui seront doux au toucher, peut-être, ou bons à renifler ou délicieux à mordre. Comme Charles Swann, tout être sensuel finit tôt ou tard par se demander comment il/elle aura aimé, si fort et si longtemps, une femme qui n’était pas son genre. La sensualité abolit le genre. « Ogni donna mi fa palpitar », chante Cherubino, dans Les Noces de Figaro de Mozart et Da Ponte ; toute femme me fait palpiter, ce qui ne veut pas dire qu’elles sont toutes sublimes. Bien au contraire. Les catalogues des grands séducteurs (tombeurs) font défiler des corps et des caractères, dont l’imperfection prime sur un mirage de complétude. Mais un amour qui dure demande aussi séducteurs font défiler des corps et des caractères, dont l'imperfection prime sur un mirage de complétude. Mais un amour qui dure demande aussi une réinvention constante du répertoire qu’est un corps vivant : une nouvelle ride, un charmant petit bourrelet, un sourire adouci, des gestes moins conquérants. Difficile d’aimer si, dans ce temps vécu qu’est l’âge, on ne rend pas ces riens adorables.

Paradoxale jusqu’au bout, la sensualité peut devenir une éthique, celle d’un narcissisme complice. Cette complicité intime distingue les femmes et les hommes, mais fait bouger les corps les uns vers les autres. Ces corps sont, de toute façon, fragmentaires et fluides. C’est cela, des corps sensuels. Des corps dont la variété anatomique ne serait pas aplatie, avons-nous dit : des corps corpusculaires. Des corps à caresses. Pas des corps sans organes, comme chez Gilles Deleuze, mais plutôt des constellations de points et de plis, de pores et de lignes, de fossettes et de fentes. La sensualité se rit du partage entre homosexuels et hétérosexuels. Tout en choisissant des détails aussi particuliers que partiels, donc tout en démultipliant les différences minimes, la sensualité brise la polarité des deux sexes. Il y a du féminin et du masculin, bien entendu, mais un peu partout. Pas seulement dans des identités prêtes à l’emploi : la Femme, le Mâle.

La sensualité est une manière de vivre, de dire et de penser le sexe. C’est aussi une manière de définir et comprendre le sexuel, pour nous, sans jamais voiler le plaisir et oublier le désir, tout en reconnaissant leur existence sociale. La sensualité, c’est une forme de civilité, ai-je dit. Elle dépasse le ton normatif que nous associons à l’idée de sexualité, mais elle noue une relation tout à fait intéressante avec le savoir-faire technique.

D’une part, les êtres sensuels connaissent, et n’ont pas peur de réapprendre constamment, l’art d’aimer. La plasticité des sens appelle le raffinement, donc l’invention. Le pluriel des détails imite à replacer, revoir ou retoucher des corps bien connus, jamais épuisés. Nous nous plaisons par vagues, d’un corpuscule à l’autre. C’est réciproque ; c’est narcissique. Aux yeux d’autrui, mais à nos yeux aussi, notre image se cristallise sur des points, dits sensibles. Si la chirurgie s’en mêle, ce n’est pas pour nous faire succomber au mirage d’un contrôle absolu, gommer notre précieuse différence ou estomper une irremplaçable personnalité, mais plutôt pour mettre en exergue des fragments de soi. Au miroir ou dans le désir de l’autre, ces menues tricheries nous font plaisir. Dans une relation sensuelle à soi-même, ouverte à la perfectibilité et à la correction, il y a un côté à la fois amical, ironique et créatif.

D’autre part, nous avons appris que le mécanisme d’action de molécules comme le sildenafil, le vardenafil et le tadalafil consiste dans la relaxation des artères péniennes et du muscle lisse du corps caverneux. Cette relaxation, qui permet l’afflux du sang et son maintien en place, est une cause nécessaire à l’érection. La voracité virile, en somme, ne suffit pas. La testostérone non plus. Pour que le corps masculin puisse entrer en action, il lui faut d'abord la passion, entendue comme le pouvoir de se laisser aller, y compris dans le réel tissulaire. Ce pouvoir n’a rien à voir avec la puissance : il échappe à la maîtrise, il se moque de 1’agressivité libidinale. La métamorphose du pénis en phallus se fait en douceur. L’érotisme, depuis toujours et partout, sert à cela : à conjurer, par des gestes et des mots, des mets et des parfums, des images, des vêtements et des ambiances, l’événement, surdéterminé et aléatoire, du désir. À ce répertoire viennent désormais s’ajouter les relaxants d’artères. Paradoxale, vraiment, la sensualité pousse le narcissisme complice jusqu’à l’ironie.   

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La sensualité est ce qui donne le ton à une culture érotique. On peut partager les mêmes manières de s’assujettir aux normes, les mêmes formes de savoir, les mêmes lieux de mise en forme du pouvoir sur la vie, ce qui, pour Michel Foucault, définit une sexualité et pourtant se trouver dans des atmosphères tout à fait différentes. Quelle place fait-on, dans une société, à l’évidence que le désir est un miracle ? La France n’a pas peur de cette vérité. La France est ce lieu culturel où le plaisir non seulement se prend, comme partout ailleurs, mais se dit. Philippe Sollers nous le rappelle depuis un certain temps. La rue ne cesse de le montrer. Le mot « câlin » se rencontre partout dans le langage des internautes. Sur Internet, on se plaint de la goujaterie, de l’orthographe écorchée, de l'agressivité gratuite et des conversations insipides. Les amateurs de liaisons électroniques recherchent une minauderie démocratisée, dans un salon virtuel qui jouxte une chambre à coucher, digne de Madame de Merteuil. Une tradition de politesse érotique, qui présuppose le matérialisme du plaisir, la discrétion du désir, le boudoir ludique, le lit sceptique, une certaine féminisation des manières - bref un imaginaire aristocratique partagé -, rattache les arts d’aimer contemporains à l’amour courtois, à l’amour urbain. Le darwinisme à la Pangloss, qui rationalise le triomphe des gènes, n’est pas dominant. La psychanalyse, en revanche, exerce une influence plus ou moins évidente, mais toujours sensible. S’il y a une singularité française, comme Mona Ozouf l’a affirmé naguère, c’est parce que, grâce aux Lumières, les Françaises d’aujourd’hui jouissent d’une tradition de civilité qui aboutit à un idéal d’émancipation partagée. Le féminisme est un des effets les plus durables des Lumières. L’éducation contribue à former une culture de la sensualité, qui, au nom de la grâce sociale - l’art de vivre à la française, avec sa recherche de plaisirs perfectibles -, atténue la rhétorique de la virilité. La dissymétrie des genres est toujours là, mais assouplie. La sensualité est le contraire du machisme.

La séparation de l’Eglise et de l’Etat, la laïcité et la prolifération de discours scientifiques, surtout la psychanalyse, ont fait d’éros un enchantement pour tous. Tout ce qui a progressivement contribué à l’autonomie et à l’autodétermination nous a rendu des femmes et des hommes « esthétiques », c’est-à-dire sensibles, ouverts et savants, quant aux goûts qui guident nos décisions, nous distinguent et nous caractérisent, indépendamment de grands systèmes de règles - surtout religieux.

Et pourtant, quand il s’agit d’amour et de sexe, il est presque impossible de tâcher d’en savoir plus, sans rencontrer le passé. Non pas le XVIII e siècle, non pas la Renaissance ou le Moyen Âge, mais le monde classique : la Grèce et Rome. Les postmodernes rencontrent les Anciens.

Pensons à celles et ceux qui se battent pour le mariage entre individus de même sexe. C’est un enjeu de droits et d’égalité, donc essentiellement moderne. Et pourtant les arguments juridiques sollicitent la mémoire culturelle occidentale - et, du coup, nous repensons aux Grecs et aux Romains, qui épousaient des femmes, mais aimaient les garçons, y compris le père des dieux, Zeus, qui enleva Ganymède ; nous nous souvenons que la première poésie amoureuse fut adressée à des femmes par une femme, Sapho de Lesbos. En 1993, au Colorado, dans un procès sur la sauvegarde des protections légales des homosexuels, quelques philosophes et classicistes furent appelés à donner leur avis d’experts, au nom des Athéniens : la pédérastie devenait un point de repère, dans une délibération sur la valeur morale que nous devons accorder, ici et maintenant, à la préférence homoérotique. Puisque les philosophes grecs, Platon et Aristote surtout, ont discrédité les amours entre hommes et garçons, disaient les uns, il y a des arguments rationnels, et non pas d’ordre religieux, qui justifient une vision négative de l’homosexualité. Non, répondait Martha Nussbaum, ce n’est pas vrai que ces philosophes, surtout Platon, auraient souhaité prohiber ces amours dans une cité idéalement constituée : il faut lire les textes autrement.

Plus près de nous, en 2004, au-delà des Alpes, un projet de loi visait à amender la constitution italienne sur la définition du mariage. Il faudrait le redéfinir non pas comme une « société naturelle », mais comme l’« union d’un homme et d’une femme », afin d’en exclure les couples de même sexe. L’argument prenait appui sur les mœurs des Grecs et des Romains. Si nos ancêtres s’adonnaient librement à l’homosexualité, mais sans la régulariser par le mariage, a fortiori nous, qui sommes bien moins permissifs, ne devrions pas aller plus loin. Il peut paraître absurde de faire appel à l’exemple des Anciens quand il s’agit de trancher sur des questions aussi actuelles et aussi neuves. L’exemple pédérastique peut amener à des sophismes, comme dans les déductions de la droite italienne, contre le mariage homosexuel ; ou à des idéalisations philologiquement vétilleuses, comme au Colorado. Nous assistons, en tout cas, à un retour irrésistible vers les classiques.

Le bon usage de ces classiques exige pertinence et perspective. Dans ces conditions, le recul historique nous ouvre des pistes tout à fait précieuses. En juillet 2007, le tribunal de Lille décidait l’annulation d’un mariage à cause de l’absence d’une « qualité essentielle » : la virginité de la mariée. Le parquet de Douai devait faire appel et casser ce jugement quelques mois plus tard, mais, entre-temps, le débat fit rage sur la différence entre le corps des femmes et le corps des hommes, une différence sur laquelle s’appuie une inégalité. Un peu d’histoire nous invite à poser un regard fort critique sur l’anatomie, car le premier à mentionner l’hymen, ce fut un médecin grec : Soranos d’Éphèse. Soranos affirma que c’était une fausse croyance —. Depuis lors, et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’histoire de la virginité est l’histoire d’une controverse entre ceux qui dénient l’existence du pannicule virginal et ceux qui la défendent. Remonter aux médecins grecs nous permet d’apprécier l’exception, et les ambiguïtés, de la médecine moderne.

Nous n’avons jamais cessé d’helléniser l’amour. Freud devait rappeler le mythe d’Aristophane chez Platon sur les êtres humains originels - des sphères vivantes et pleines de superbe que Zeus coupa en deux, d’où notre destin : poursuivre la moitié de ce globe primordial, dont nous étions l’autre moitié (de même genre ou de genre différent, peu importe). L’amour nous met hors de nous, dans une idéalisation exaltée de l’autre, qui est d’autant plus extraordinaire qu’il/elle, en fin de compte, est vraiment comme nous. Dès que nous parlons d’ éros, nous sommes en Grèce. Aphrodisiaque, érotique, platonique... c’est comme si la langue nous transportait à Lesbos, à Athènes ou à Cythère - pour, ensuite, nous amener à Roma, la ville d’Amor. Depuis André le Chapelain et 1 Ovide moralisé jusqu’à Shakespeare et Spencer, nous savons que la poésie des troubadours et des premiers modernes revient vers le poète philosophe, qui composa le plus exemplaire des arts d’aimer, L’Ars amatoria : Publius Ovidius Naso. Nous n’avons jamais cessé de romaniser l’amour. Bien sûr, ce n’est pas la même chose. Bien sûr, entre pertinence et perspective, il ne s’agit pas de banaliser le passé. La pensée dominante en milieu académique ne cesse de nous rappeler à l’ordre de l’historicité. Et pourtant les cultures érotiques des Anciens nous fascinent. Pourquoi ?

Est-ce parce que nous ne pouvons pas entrer dans un grand musée d’art occidental sans nous retrouver face à une École de l’amour, l’une ou l’autre prouesse du grand Zeus (au choix : Callisto, Antiope, Léda, Iô, Danaé, Europe, Ganymède, Alcmène, Sémélé, Héra...), un Adonis, un Orphée ou un Narcisse, ou les mille et une Vénus, peintes et sculptées depuis la célèbre cnidienne de Praxitèle jusqu’aux Aphrodite mousseuses d’Alexandre Cabanel et de William-Adolphe Bouguereau, émergeant des vagues, en plein Paris et en plein XIXe siècle ? Est-ce parce que les errances nocturnes de gitons, jeunes filles et femmes mûres dans un labyrinthe de lupanars et de villas, telles que nous les suivons dans le Satyricon, de Pétrone à Fellini, nous hantent toujours avec le fantasme de l’orgie romaine ? Le musée d’Orsay nous accueille avec la fantasmagorie des Romains de la décadence, le vaste tableau de Thomas Couture (1847), qui multiplie les corps alanguis, les mets et les boissons dans un décor de sofas et de statues. La curiosité pour le vice effréné et collectif du Bas-Empire est passée dans l’imaginaire pictural et cinématographique. Dans un registre moins spectaculaire, pour le vice effréné et collectif du Bas-Empire est passée dans l’imaginaire pictural et cinématographique. Dans un registre moins spectaculaire, mais aux conséquences plus tangibles pour notre culture érotique, la conversation platonicienne sur les mérites d’éros, Le Banquet est devenu un texte de référence pour les théoriciens victoriens d’une homosexualité « militaire, masculine et chevaleresque » : pour Jacques Lacan, qui, dans son Séminaire de 1960, y puisa une théorie de l’amour de transfert ; pour Benoît XVI, qui vient de retrouver, dans ce même classique, un récit comparable au récit fondateur du mariage pour l’Église catholique : la création d’Ève de la côte d’Adam, dans la Genèse . Se démarquer des Anciens, sans pouvoir s’empêcher d’y revenir. Pourquoi ?

Les lettres classiques ne forment plus grand monde aujourd’hui, excepté les rats de bibliothèque, et pourtant Éros et Aphrodite nous intéressent toujours. Il doit y avoir une raison. Cette raison apparaîtra, de plus en plus clairement, au fil des pages qui suivent. Dans la première partie, nous verrons comment les Grecs ont pu penser, parler et vivre le désir et le plaisir ; comment ils ont su configurer, dans des savoirs et des représentations fictionnelles, le corps charnel ; comment ils ont bâti des institutions et des lois, autour des liens sociaux qu’engendre le sexe ; comment ils ont exploré les échecs tragiques de ces constructions. La deuxième partie sera consacrée à la culture érotique des Romains, dans ses accents propres et dans ses rapports à la tradition hellénique.

Ce parcours nous montrera en quoi, au juste, les Européens d’avant Jésus-Christ, avec leur polythéisme, leurs savoirs et leur philosophie, leur théâtre et leur poésie, sont à mille lieues de nous et restent, cependant, inoubliables. C’est qu’ils étaient sensuels. Autant que nous, autrement que nous. D’abord à Athènes et ensuite à Rome, éclôt une véritable culture de la sensualité, avec tous les aspects qui nous sont familiers : l’art d’aimer, la recherche du plaisir, la civilité érotique, la matérialité du corps, la créativité de l’amour homosexuel ou, pour mieux dire, « homosensuel », l’ironie antiphallique et, surplombant tout cela, l’importance suprême du féminin. Il y a une Antiquité fluide et femelle, toute à redécouvrir, dans ses accents propres qui n’ont rien à voir avec le pouvoir, indûment surestimé, d’une virilité violeuse et conquérante sur une féminité triste, inerte et chosifiée.

Dans la dialectique de la sensualité, nous souhaitons par-dessus tout devenir un objet attirant, le plus irrésistible de tous, pour un(e) autre, qui fait déjà l’objet de notre passion parce que nous l’aimons, mais qui deviendra, nous l’espérons, le sujet de son amour pour nous. L’intelligence des arts d’aimer, depuis l’Ithaque de Pénélope, dans la salle de banquet platonicienne et jusqu’à la Rome d’Ovide, met au point des stratégies d’enchantement, pour que l’amant puisse parvenir à se faire aimer en retour. Nous ne voulons pas nous imposer sans façon, nous jeter sur une proie, mais transformer celle ou celui que nous adorons en celle ou celui qui nous adorera. Que ce soit dans la poursuite matrimoniale, la passion pour une maîtresse, voire un jeune homme, ou le jeu libertin, le désir vise le consentement, la complicité et le partage. Séduire - faut-il le dire ? - est le contraire de violer. La jouissance est dans la conquête non pas de l’autre, mais de son désir.

La culture érotique contemporaine nous met au défi de repenser les corps, les mœurs et les lois. Nous devons redessiner les lignes de partage entre l’emprise des religions et le domaine des choix égalitaires, entre la sensualité et le politiquement correct, entre les droits des femmes et la complicité hétérosexuelle, entre la performance des identités, la variété des préférences et la reconnaissance juridique de ces formes de liberté. Une culture érotique où sexe et sensualité n’étaient pas l’affaire d’un Dieu unique, mais concernaient des individus vivant dans la cité a bien des chances de nous intéresser. Ces Anciens-là nous montrent non pas la voie, bien sûr, mais des chemins captivants et des impasses exemplaires. C’est pourquoi ils, et surtout elles peuvent nous aider à nous comprendre. Tantôt idéalisé dans une distance infranchissable, tantôt pillé hors contexte, le monde classique reste mal connu. Il nous faut refaire le voyage à Cythère, mais avec un bon guide européen. Le voici.                  

     Giulia Sissa, auteure, historienne et philosophe italienne. Elle est diplômée d'un doctorat de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS)                             

 

 

 

 

 

 

           LES MAÎTRES À PENSER DE NOTRE CIVILISATION

                         L'Iliade et l'Odyssée. Les leçons de vie de deux textes fondamentaux

 

 

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